Emmaüs Europe

Zbigniew Drazkowski d’Emmaüs Lublin : La Pologne est à un tournant historique

Notre dernier Conseil régional s’est tenu en Pologne. A cette occasion, nous avions demandé à notre hôte Zbigniew Drazkowski, fondateur du groupe de Lublin de nous donner son point de vue sur le contexte politique de la Pologne qui vit depuis plusieurs années sous un régime d’extrême droite. Nous partageons son intervention ici, c’est un article un peu long mais qui nous interroge sur notre histoire européenne bien au-delà de la Pologne.

« La réalité actuelle est issue d’un long processus, tout comme les révolutions sont le résultat d’un long processus – il faut qu’il y ait une situation révolutionnaire (Marx). Depuis 7 ans, nous vivons un tournant en Pologne, que l’on peut qualifier sans risque de virage historique.

25 ans après de la chute du système communiste, après des années de développement économique continu, nous vivons un tournant. Après le règne des partis libéraux-centristes, le parti nationaliste, d’extrême droite, est arrivé au pouvoir, en 2015. Ce parti a gagné les élections avec pour slogan électoral « La Pologne en ruine » ! Comment est-ce possible ? La Pologne, qui est un exemple de succès économique énorme ; la Pologne, qui est devenue le leader de la transformation dans les pays d’Europe de l’Est ; la Pologne, qui a un réseau routier nouveau et moderne, de nouvelles villes, de nouveaux aéroports, de nouveaux stades, de nouvelles maisons, de nouvelles opportunités ; et les Polonais qui croyaient que le slogan « La Pologne en ruine » décrivait bien la situation ! Cela semble irrationnel.

Après la chute du système communiste, après la chute du mur de Berlin, le premier gouvernement polonais a adopté un programme politique et économique libéral. Quelques mois plus tôt, l’opposition de l’ancien régime discutait encore des pistes pour le développement du pays, la troisième voie – celle entre communisme et capitalisme… Mais c’est bien le premier Ministre des finances, prof. Leszek Balcerowicz, un libéral, qui est devenu le visage des changements économiques et sociaux. Je me souviens bien que le 1er janvier 1990, nous Polonais, nous sommes réveillés dans une nouvelle réalité choquante.

Il y a 22 ans, j’ai participé à une réunion à huis clos, sans média, avec Lech Wałęsa, Tadeusz Mazowiecki (le tout premier Premier Ministre), Leszek Balcerowicz et le professeur de Harvard Jeffrey Sachs, conseiller économique du gouvernement, promoteur des changements économiques radicaux et des chocs. Lors de cette réunion, tout le monde s’est souvenu de la période initiale de transformation. Ils ont également parlé de leurs erreurs, ils ont essayé de les expliquer, de se justifier – seul Balcerowicz a dit qu’il n’y avait pas d’erreur, qu’il ne changerait rien c’était à refaire.

Que s’est-il passé durant les années ‘90 et suivantes, pour que les Polonais en arrivent à nier leur propre histoire ?

Je pense qu’un bon exemple est celui de la liquidation des fermes agricole d’Etat (les Kolkhoses) par une seule décision, une loi votée en 1992. En une journée, d’un seul coup, plus de 300 000 personnes, familles et enfants, ont perdu leur emploi et leurs revenus, au nom de lois libérales, au nom de la libération du potentiel économique, de la création de nouvelles opportunités, etc.

Quelles opportunités pourraient avoir les personnes dont la vie et celle de leurs familles étaient liées aux Kolkhoses depuis 50 ans ? Ces familles, généralement perdues dans les campagnes, souvent dans les zones reculées, sans éducation décente ni profession et compétences « utiles » ? Ils n’avaient plus qu’à ramasser des champignons et des myrtilles dans les forêts pendant 3-4 mois de l’année…

Après 25 ans de transformation, un autre libéral, le professeur Marcin Król a résumé la situation dans un article devenu célèbre, intitulé « Nous étions stupides ». C’était un aveu amer mais honnête d’un homme exceptionnel.

La chute du gouvernement de la Plateforme Civique – le parti libéralo-centriste et son premier ministre Donald Tusk, en 2015 – et la victoire de Jarosław Kaczyński et son parti nationaliste « Droit et Justice » (le PiS), sont arrivées immédiatement après la décision du gouvernement libéral de rendre obligatoire l’école pour les enfants à partir de 6 ans, et de relever l’âge de la retraite, sans aucune discussion publique.

Ils n’ont pas écouté les Polonais, alors qu’un jeune couple, les Elbanowski, avait recueilli 1 million de signatures dans le cadre d’une motion civile pour organiser un référendum sur l’enseignement obligatoire pour les enfants de 6 ans (notre constitution exige un minimum de 500 000 signatures). Je me souviens de ce que j’ai pensé lorsque les médias ont annoncé que le gouvernement avait jeté un million de signatures à la poubelle : ils paieront pour ça !

En octobre 2015, les élections parlementaires ont eu lieu et le PiS a gagné, sans obtenir une majorité de voix.

La Pologne a réussi sur le plan économique, mais ce sont les plus pauvres qui en ont payé le prix ! Peut-être que le slogan « La Pologne en ruine » est plus compréhensible si on l’applique à la description de la vie sociale…

Lorsque le PiS a gagné les élections parlementaires juste après la victoire d’un président conservateur (Andrzej Duda) quelques mois plus tôt, en mai 2015, Kaczyński a décidé qu’il avait le droit de tout changer, que son parti était souverain, qu’il n’avait pas à respecter l’opposition, ni même la Constitution. A dire vrai, ils ont appliqué le concept de la
« démocratie souveraine » de Poutine.  C’est une bonne idée pour introduire un pouvoir autoritaire…

Il a fait du procureur général son ministre de la Justice.

Il a commencé une guerre contre le Tribunal Constitutionnel et contre la Constitution. Il a introduit « ses » juges au sein du Tribunal Constitutionnel, dont la tâche est de vérifier la conformité des projets de lois avec la Constitution.

Il a initié une guerre contre d’autres Chambres : la Cour suprême, le tribunal d’enregistrement ; il a créé de nouveaux organes, par exemple le tribunal disciplinaire – pour marginaliser les juges indépendants de l’arbitrage.

Le milieu des juges, dans sa grande majorité, a beaucoup œuvré pour protéger l’indépendance de la justice. Malheureusement, le Tribunal constitutionnel dépend désormais entièrement du PiS et viole la Constitution sans vergogne.

Pour que de tels changements soient possibles sans forte protestation, il faut détenir les médias. Tous les médias publics, nationaux et régionaux, sont entre les mains du PiS. Tous les programmes de la télévision publique, de la radio et même des médias régionaux, y compris la presse, sont entre les mains du PiS. Comment est-ce possible ? Il suffit de placer des révolutionnaires et des carriéristes ordinaires et cyniques au Conseil des Médias et aux conseils d’administration des différentes sociétés de media. Il suffit de nommer le president de la plus grande entreprise de carburant polonais ORLEN : cette entreprise a acheté 600 titres de presse régionaux il y a quelques mois. De grandes purges personnelles ont été effectuées. La télévision publique, généralement regardée par des personnes sans grande éducation, issues de milieux ruraux et de petites villes, évoque une réalité absolument alternative… Même aujourd’hui, pendant la guerre russo-ukrainienne, les médias gouvernementaux et les politiciens du PiS considèrent l’Union européenne comme le grand ennemi, plus que la Russie !

Le mensonge n’a aucune inhibition, aucune limite, il est omniprésent ; la tromperie est devenue un instrument et une méthode pour les politiciens du PiS et les journalistes liés au pouvoir.

Ce qui se passe en Pologne, c’est l’appropriation de l’État par un parti ; il n’y a que ce parti qui soit le parti polonais, les autres sont considérés comme étant au service des ennemis de la Pologne.

Donald Tusk, ancien Premier ministre libéral démocrate et ancien Président du Conseil européen, est présenté chaque jour dans les médias publics comme un traître de la Pologne et un serviteur de Bruxelles et de Berlin. Seuls les électeurs de PiS sont considérés comme des vrais Polonais – les autres sont des « Polonais de deuxième catégorie, de seconde classe », comme l’a dit en public Kaczynski.

Des changements révolutionnaires sont effectués sous les slogans de la grandeur et de la splendeur de notre patrie, de la souveraineté, de l’indépendance, et de la défense de la religion, des valeurs traditionnelles, des rôles traditionnels des hommes et des femmes, etc. Les minorités sont attaquées, en particulier la minorité LGBT, tout comme les réfugiés d’Afrique, d’Orient, d’Asie, etc. seuls les Ukrainiens sont bienvenus. 

Pour cette raison, l’Église catholique en Pologne et le clergé sont fortement impliqués dans le soutien du PiS, 

Parce qu’un vrai Polonais est un catholique ! Cette double et exclusive identité existe depuis le 18ème siècle. Depuis un an seulement, certains évêques commencent à se distancer d’une implication directe dans la vie politique, mais plutôt timidement. Le mélange de l’Église et de la politique fait que les divisions sociales sont très profondes, car elles touchent non seulement la sphère de l’engagement politique, mais aussi celle de la foi religieuse ; ce sont des divisions de civilisation.

Le début de la révolution en Pologne a été choquant, et il le reste à ce jour. Cependant, il est devenu très vite évident qu’il ne s’agissait pas seulement d’un phénomène polonais. Les Américains ont choisi Trump, les Anglais ont voté pour le Brexit. En France, il y a Marine le Pen, les Hollandais ont le Parti de la Liberté avec Geert Wilders, les Italiens ont Matteo Salvini et maintenant Giorgia Meloni. Les Hongrois ont élu Viktor Orban encore plus tôt…

Quelles sont les raisons profondes de telles situations dans les sociétés ?

Un élément commun important de cette situation est la PEUR, causée par les changements sociaux rapides (la chute du mur de Berlin, la chute du communisme en Russie), les changements économiques (mondialisation de l’économie), les changements technologiques (internet), les changements culturels (migration, libération des femmes, reconnaissance des droits des minorités, ouverture des questions de genre, etc.).

Une grande partie de la population, pauvre, peu scolarisée n’est pas devenue bénéficiaire des changements, mais en est plutôt victime soit parce qu’elle en est directement victime économiquement soit parce qu’elle ne les comprend pas. Alors, elle cherche des solutions simples et un pouvoir fort – un pouvoir capable d’être contre tous les problèmes et de prendre soin des pauvres d’indiquer la route.

La deuxième cause majeure des troubles actuels se trouve dans l’idéologie du libéralisme et du grand capital, qui a profité du vide créé après la chute du monde bipolaire, et qui l’a utilisé pour ses propres intérêts. C’était une grande arnaque : les travailleurs des Kolkhoses ont été trompés ; nos sociétés ont été trompées ; les pays pauvres ont été trompés. Jamais la richesse n’a été aussi injustement répartie en si peu de temps.

Il est impossible aujourd’hui d’épuiser le sujet des causes de la situation actuelle, mais – ce ne sera pas une découverte – nous l’avons créée nous-mêmes. En Pologne, on dit qu’on a mis “la main le pot de chambre”.

Zbigniew Drazkowski

Actualités Lutte contre la misère / Solidarité Pologne
Zbigniew, lors du Conseil régional d’Emmaüs Europe. Lublin, 20/10/2022

Zbigniew, lors du Conseil régional d’Emmaüs Europe. Lublin, 20/10/2022. © Emmaüs Europe

Emmaüs Lublin, la solidarité continue à la frontière avec l’Ukraine

En Pologne, le groupe situé près de la frontière ukrainienne est mobilisé depuis le début du conflit. Zbigniew, fondateur d’Emmaüs Lublin, nous explique comment la situation évolue au fur et à mesure que le conflit s’enlise.

Bonjour Zbigniew. Peux-tu nous donner des nouvelles de la situation actuelle ? Comment cela se passe à Lublin et au niveau de la frontière ukrainienne en ce moment ?

La guerre continue. Les combats se poursuivent et se concentrent dans l’Est et le Sud de l’Ukraine, mais des tirs de missiles touchent également la capitale, Kyiv. Personne en Ukraine ne peut se sentir en sécurité.

En Pologne, cela a changé depuis le début du conflit, et les initiatives d’aide aux personnes réfugiées ne sont plus spontanées. Cela résulte d’une meilleure organisation avec les services publics. Au début du conflit, nous avons assisté à un élan de solidarité extraordinaire de la société polonaise : une aide spontanée, massive des citoyen·nes et des ONGS, dont la valeur a été estimée à plus de 10 milliards d’euro. Grâce à ce mouvement, plus de 5,5 millions de personnes venues d’Ukraine ont été accueillies par près de 500 000 Polonais, sans aide de l’État. La communauté a accueilli les premièr·es réfugié·es le 26 février, deux jours après le début du conflit.

Après un mois et demi, la situation s’est stabilisée grâce à l’organisation des pouvoirs publics. Aujourd’hui, les Ukrainien·nes accueilli.es ont accès à l’emploi, à la santé, à l’éducation, et perçoivent des aides financières à hauteur de 100€/mois par personne. Plus de la moitié des personnes accueillies travaillent. Les familles d’accueil ont pu recevoir environ 8€ par jour par personne de la part de l’État. Cette aide – qui ne sera bientôt plus distribuée – a permis de gérer pendant les premiers mois l’accueil de personnes réfugiées.

Aujourd’hui, des points de réception gérés par les collectivités ont pris le relai de l’accueil par les familles. Par ailleurs, depuis mai et la concentration des combats dans l’Est de l’Ukraine, un certain nombre de personnes réfugiées retournent en Ukraine.

Le 29 août, 30 000 personnes ont quitté la Pologne vers l’Ukraine, et 25 000 sont arrivées. Le flux de personnes réfugiées est désormais régulé, et la frontière avec l’Ukraine n’est plus sur-sollicitée.

Quel est le sentiment général en Pologne face à la guerre qui s’éternise ? Et au sein d’Emmaüs ? Sens tu une évolution par rapport au début du conflit ?

Le seul changement concerne la meilleure organisation de l’accueil. Le soutien aux personnes réfugiées n’a pas faibli, que ce soit au niveau de la classe politique ou de la société civile. Il n’existe pas de discours nationalistes ou de renfermement sur soi, même après six mois de conflit. La situation de plein emploi en Pologne peut faciliter cet accueil, mais il faut applaudir cette forme d’union nationale. L’accueil est inconditionnel, comme au sein d’Emmaüs !

Je voudrai souligner que cette situation – cet accueil – est vraiment exceptionnelle, et cela marquera durablement les relations entre la Pologne et l’Ukraine, qui restaient jusqu’à présent tendue à cause des exactions commises durant la 2nd guerre mondiale.

Concernant notre communauté, ce sont les compagnes et compagnons qui ont pris la décision évidente d’accueillir, dans leurs maisons, les personnes réfugiées, malgré les sacrifices que cela pouvait représenter : une charge de travail bien plus importante, faire de la place pour doubler nos capacités d’accueil… Nos compagnons, Emmaüs, toute la société civile, ont accueilli à bras ouvert les personnes réfugiées.

Quelle est la situation des personnes réfugiées non-ukrainiennes ?

Comme dans d’autres pays d’Europe on a malheureusement vu un traitement différent pour les résidents étrangers qui fuyaient eux aussi la guerre, dans un premier temps, certains ont même été enfermés dans camps. Aujourd’hui ils ont le même accueil que les Ukrainiens et les mêmes aides d’Etat financées par l’Europe, mais malheureusement toujours pas le même statut.  Il est aussi dramatique de comparer l’accueil des Ukrainien·nes à celui des réfugié·es venus d’Afrique, et du Proche et Moyen-Orient, qui ont traversé la frontière entre la Biélorussie et la Pologne à partir d’août 2021. Ces exilé·es ont été utilisé·es par le président biélorusse pour déstabiliser la Pologne et l’Europe. Et cela a fonctionné. Cette crise a déclenché une réaction scandaleuse du gouvernement polonais : pratique du refoulement, interdite par la convention de Genève ; introduction de l’état d’urgence dans les zones frontalières ; construction d’un mur le long de la frontière… Des dizaines de militants et de personnalités (acteurs, artistes) qui viennent en aide à ces personnes sont traitées comme des criminels ou des passeurs. Si le nombre d’arrivées par la Biélorussie a diminué aujourd’hui il y a encore des familles enfermées dans des camps.

Vous êtes mobilisés depuis le début du conflit, peux-tu nous expliquer les actions de solidarité que vous menez sur le terrain ?

Deux jours après le début du conflit, nous avons eu une réunion avec toute la communauté : comment nous engager pour aider ? Alors nous avons pris plusieurs décisions : créer des places pour les personnes réfugiées dans chacune des 4 maisons de la communauté (25 places créées) ; soutenir et accompagner 30 familles d’accueil polonaises par des distributions de nourriture, de linge de maison, de meubles, de produits d’hygiène ; et faciliter le transfert de personnes réfugiées vers d’autres pays européens, en France et Belgique.

Et bien sûr, nous nous sommes mués en plateforme de stockage et d’envoi de matériel humanitaire via les Emmaüs de toute l’Europe. J’en profite pour remercier tous les groupes Emmaüs qui nous ont aidé dans cette mission. En deux mois, nous avons envoyés cinq camions vers l’Ukraine et le groupe Emmaüs d’Oselya, en plus de camionnettes vers d’autres communautés ukrainiennes, et en Pologne. Les personnes réfugiées accueillies nous ont aidé à trier et à charger ces camions. Elles ont participé à l’effort collectif et se sont vraiment très bien intégrées au sein de notre communauté.

Aujourd’hui, nous n’accueillons plus que deux femmes et quatre enfants. La plupart des exilé.es sont retournées en Ukraine, et nous avons gardé contact avec certaines d’entre elles. Là encore les groupes Emmaüs nous ont permis, par leurs dons au fonds Ukraine, de financer l’accueil digne de ces familles pendants plusieurs mois.

Souhaites-tu ajouter quelque chose ?

Je voudrais souligner que cette guerre nous concerne tous : elle est dirigée contre nous, et contre la civilisation européenne. L’impérialisme russe nous accable, et ne s’arrêtera pas tant qu’il n’aura pas prouvé et assis sa position hégémonique dans le monde. C’est pour cela que notre aide aux personnes venues d’Ukraine est une question primordiale. Il fallait agir, et il faut encore agir.

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Des familles ukrainiennes accueillies par la Communauté de Lublin.

© Emmaüs Lublin

Les chantiers d’été : une aventure partagée et entrainante !

Chaque année, plusieurs Emmaüs partout en Europe accueillent des jeunes – et des moins jeunes – pour passer du temps au sein du groupe, et s’impliquer dans un projet solidaire. « Chantier d’été », « camp de jeunes », « summer camp », les dénominations sont nombreuses mais le résultat est le même : une belle expérience et des échanges riches.

« L’organisation d’un chantier de jeunes est très simple. » D’entrée de jeu, ce premier constat permet de rassurer ceux qui souhaiteraient se lancer dans l’aventure. Il est dressé par Julio, responsable du groupe de Peruwelz en Belgique et organisateur de chantiers d’été depuis 14 ans. En effet, dans la plupart des cas, les jeunes, qui viennent de toute l’Europe, sont accueillis au sein du groupe, et partagent les repas et leur temps avec les compagnes et compagnons. S’il faut parfois faire de la place pour accueillir les jeunes, c’est souvent avec plaisir qu’ils et elles laissent leur chambre, le temps d’une ou deux semaines. Ce sont souvent les compagnes·ons qui s’enquièrent, impatients avant le chantier, de l’avancée des inscriptions.

En Bosnie-Herzégovine, le chantier d’été prend une tournure différente. Chaque année depuis 2006, le FIS-Emmaüs organise ces rencontres réunissant plus d’une centaine de jeunes. L’idée de départ ? « Réunir à Srebrenica des jeunes du monde entier – quelle que soit leur appartenance ethnique, nationale ou religieuse – pour se rencontrer, aider les populations locales à faire tomber les préjugés et les barrières, (…) [dans le but de] promouvoir la tolérance, la vie en commun et l’égalité pour toutes et tous dans un pays d’après-guerre comme la Bosnie-Herzégovine » nous raconte Mirela, organisatrice hors-pair de ces chantiers d’été. La logistique est forcément plus compliquée en raison de la taille du chantier, mais très bien rôdée, avec l’aide de nombreux volontaires. Une vraie aventure, qui débute de nombreux mois avant l’accueil effectif des jeunes !

La logistique, justement : comment cela fonctionne dans la plupart des cas ? « Notre publicité se fait surtout via le site d’Emmaüs Europe, et le bouche-à-oreille fonctionne également très bien » ajoute Julio. Chaque groupe gère la manière dont les inscriptions se font, et une aide peut être apportée par Emmaüs Europe et Emmaüs France, qui a créé un site dédié à l’engagement bénévole au sein des groupes français : Emmaüs Expérience. Alors, si l’organisation d’un chantier nécessite forcément une implication sur le long terme, notamment pour répondre aux questions des jeunes, ou pour gérer les arrivées, les groupes ne sont pas seuls dans cette aventure !

Et cela vaut le coup. L’accueil de personnes extérieures au groupe permet très souvent de redynamiser la vie communautaire, et de créer une ambiance particulière durant deux semaines, un mois… voire plus. Ce parfum d’été vient rompre le quotidien, et redonne du souffle à l’engagement des compagnes et compagnons dans leur travail tout en garantissant de belles vacances pleines de sens aux jeunes. Ces chantiers sont également l’occasion de commencer des travaux de rénovation (peintures, réaménagement des locaux), et permettent de débuter de nouvelles activités au sein des groupes, grâce aux bras supplémentaires (développement d’un potager, sensibilisation à l’environnement…).

Cette ouverture permet aux jeunes de découvrir la richesse du mouvement, et constitue bien souvent une première étape vers un engagement (bénévole ou salarié). Julio en est l’un des premiers exemples : après plusieurs chantiers de jeunes réalisés en Espagne avec Emmaüs au début des années 1970, il s’est engagé et vit l’aventure Emmaüs depuis presque 50 ans ! En tant que participant·es, on ne peut rester indifférent·e à cette rencontre avec le mouvement. C’est une expérience riche qui permet d’aider concrètement, de rencontrer de nouvelles personnes, d’apprendre de nouvelles choses mais aussi de s’amuser. Quel que soit son niveau ou ses compétences, on est le bienvenu et cela donne souvent envie de revenir !

Mirela, du FIS-Emmaüs, ne dit pas le contraire : « la plupart des bénévoles qui ont participé au chantier restent liés à Emmaüs d’une manière ou d’une autre. (…) Tout commence et se termine par le volontariat ! ». Nous n’aurions pas pu trouver meilleure conclusion.

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Le chantier d’été du FIS-Emmaüs en 2019, Srebrenica, Bosnie-Herzégovine.

Le chantier d’été du FIS-Emmaüs en 2019, Srebrenica, Bosnie-Herzégovine - © FIS-Emmaüs

Les transports, une solidarité au-delà du matériel

Rencontre avec Jean-Philippe, responsable du groupe de Satu Mare, en Roumanie. Il nous parle de l’organisation d’un transport de solidarité, mais surtout, dévoile tout ce qui se cache derrière ces initiatives de mutualisation des dons entre groupes Emmaüs qui en reçoivent beaucoup et ceux qui en reçoivent moins.

Peux-tu présenter rapidement Emmaüs Satu Mare ?

Notre communauté accueille 25 jeunes de 18 à 30 ans issu·es du système de protection de l’enfance. Particulièrement vulnérables, ils ont pour la grande majorité subi des traumas dans leur enfance et leur adolescence. Ils arrivent chez nous avec de grandes difficultés relationnelles, éducatives, d’insertion…

On se trouve donc au carrefour entre une communauté et une entreprise d’insertion. D’un côté, la communauté : on apprend à devenir autonome au quotidien, à prendre soin de soi… Tout cela associé à un vrai travail éducatif : reprise de la scolarité, discussions individuelles et groupes de support sur certains thèmes (gestion des émotions, des relations…).

Et de l’autre côté, « l’insertion pro » : deux magasins de meubles, bric-à-brac… qui permettent aux jeunes d’avoir une expérience professionnelle, et à Emmaüs Satu Mare de subvenir à ses besoins.

Comment approvisionnez-vous ces deux magasins ?

Comme la plupart des Emmaüs, nous faisons des ramasses locales, mais de manière forcément limitée : culture du don inexistante en Roumanie ou dons de mauvaise qualité, voire déchets… En sachant que les filières de recyclage ne sont pas au point, il y a un vrai risque d’enterrement des déchets lorsqu’ils sont mis à la benne.

L’essentiel de l’approvisionnement se fait donc grâce aux transports de solidarité, envoyés par des groupes Emmaüs partenaires avec lesquels nous avons tissés des liens forts.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce type de partenariats, de liens entre groupes Emmaüs ?

Même si le soutien économique apporté par les transports de solidarité est primordial, ces partenariats sont également l’occasion de créer de vrais liens avec les autres groupes d’Europe via des échanges de compagnes et compagnons, des visites entre les groupes…

Beaucoup de nos jeunes effectuent des stages au sein des groupes partenaires. Ils y passent plusieurs jours ou semaines, préparent le prochain camion, et apprennent également beaucoup de la vie à l’extérieur de leur communauté. En quelque sorte, ils « quittent le nid » et se retrouvent dans un endroit nouveau, qui chamboule leurs habitudes (différence de langage, côtoyer des personnes plus âgées…), mais qui est également protégé. La plupart des jeunes reviennent plus mûrs, avec une plus grande confiance en eux. Ces échanges sont vraiment bénéfiques. On parlait d’un « Erasmus des compagnons », c’est vraiment ça !

Et lorsque des difficultés surviennent durant leur séjour dans une communauté amie, c’est toujours l’occasion pour eux d’apprendre leurs limites, et, pour nous, des pistes à étudier pour mieux les accompagner. Nous avons la chance d’avoir des partenaires de confiance, prêts à « tenter le coup » avec nous.

D’un point de vue logistique maintenant, que signifie « envoyer un transport de solidarité » ?

La première chose à dire : ce n’est pas compliqué d’envoyer un camion ! Il y a un peu d’administratif, plutôt facile à prendre en charge. De notre côté, nous nous occupons de trouver un transporteur.

Ce qui est compliqué est plutôt la partie « contenu » : la qualité des dons envoyés, et leur quantité. Un camion chargé à seulement 70% aura un impact sur les bénéfices réalisés in fine, et sur notre modèle économique. De la même manière, un camion dont le matériel n’est pas de bonne qualité a de grands risques de finir à la benne, avec ce risque d’être enterré. Dans les deux cas, l’impact environnemental va également à l’encontre des valeurs que nous défendons à Emmaüs.

La nouvelle contrainte est la hausse des prix de l’essence, et la Roumanie n’est pas épargnée. Aujourd’hui, un camion représente entre 7000 et 9000€ de chiffre d’affaires à Satu Mare, pour des frais d’acheminement à hauteur de 3000€ (contre 2200€ l’année dernière). La qualité et la quantité du chargement sont vraiment primordiales pour rentabiliser le camion et être en accord avec nos principes.

Qu’est-ce qu’un camion idéal, alors ?

Lorsqu’il allie échanges, qualité et quantité ! Une première possibilité est d’envoyer les jeunes sur place pour choisir le contenu du camion, aider à charger, et motiver tout le monde pour bien charger. Même si cela a un coût également, c’est vraiment important pour créer du lien à long terme et, comme évoqué plus haut, c’est une super expérience.

Une autre bonne pratique (pour le groupe envoyeur) est d’étudier très en détail les besoins du groupe receveur. L’idée est que les marchandises correspondent à ce que recherchent nos client·es sur place. L’année dernière, nous avons rencontré deux groupes, et nous avons dressé ensemble une liste précise de nos besoins : style des meubles, bibelots, type de vaisselle… sans compter la qualité de l’emballage des objets, « maltraités » durant le chargement, le transport, et le déchargement. Toutes ces questions sont importantes !

D’autres groupes avec qui les liens existent depuis longtemps sont déjà bien au fait de nos besoins, et on se sent « à la maison » quand on vient participer au chargement.

Qu’aimerais-tu dire à un groupe qui souhaite davantage s’engager dans la solidarité internationale et dans la solidarité transport en particulier ?

Le transport de solidarité est une manière très Emmaüs de vivre la solidarité. Concret, il implique les compagnes et compagnons, les salarié·es et les bénévoles du groupe qui envoie ; cela créé un bénéfice réel et palpable pour les compagnes et compagnons du groupe receveur. Ce n’est pas une activité en plus, cette démarche fait partie de l’ADN Emmaüs :  une mutualisation de dons Emmaüs, qui permet de donner du travail à toute une communauté, et de la faire vivre. Et c’est une belle aventure !

Est-ce que tu souhaites rajouter un élément que je n’ai pas réussi à te faire dire ?

Il y a toujours quelque chose à rajouter ! Nous sommes très reconnaissants envers les groupes Emmaüs qui nous soutiennent depuis longtemps. Et nous recommandons à ceux qui hésitent encore de tenter l’aventure, avec nous ou avec d’autres groupes européens qui en ont aussi besoin, en Roumanie mais aussi en Pologne, en Bosnie-Herzégovine ou dans les pays baltes !

Actualités Lutte contre la misère / Solidarité Roumanie
Deux jeunes d’Emmaüs Satu Mare déchargent un transport de solidarité.

Deux jeunes d’Emmaüs Satu Mare déchargent un transport de solidarité en provenance de la Chaux de Fonds, en Suisse - mai 2022, Roumanie - © Emmaüs Satu Mare