Emmaüs Europe

Tisser ensemble un avenir social et circulaire pour les textiles

Entretien avec Yvette Gumbs, déléguée nationale pour les Pays-Bas. Elle a participé pour Emmaüs Europe à la conférence organisé par RREUSE sur la question urgente des déchets textiles et leur impact sur l’industrie de la mode.

Commençons par les défis actuels du marché textile. Selon vous, quels sont les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ?

Le marché du textile est, en effet, face à des défis de taille en termes de durabilité et de gestion des déchets. Un des problèmes principaux est la nature linéaire de l’industrie : les textiles sont produits, utilisés et jetés à une vitesse alarmante. Il en résulte d’énormes quantités de déchets textiles dont une large partie finit dans des décharges ou est incinérée.

Un autre défi est l’impact social de l’industrie textile, particulièrement dans la production de la fast fashion. Dans plusieurs régions du monde, on constate souvent que les conditions de travail sont mauvaises, que les salaires sont faibles et que les droits des travailleur·euses manquent à l’appel. Il est primordial de résoudre ces problèmes afin de pouvoir construire un avenir équitable et durable pour le secteur du textile.

Au vu de la complexité de ces défis, comment peut-on évoluer vers une industrie textile plus circulaire et responsable d’un point de vue social ?

La transition vers une industrie textile circulaire et socialement responsable requiert une approche à multiples facettes impliquant plusieurs parties prenantes. Tout d‘abord, nous devons promouvoir l’adoption de modèles d’entreprises circulaires et sociaux auprès des fabricant·es textiles. Il peut s’agir de produire moins mais mieux, de mettre en place d’autres pratiques comme la remise en état de produits et de concevoir des produits en tenant compte de leur fin de vie.

Par ailleurs, les consommateur·ices jouent un rôle clé dans cette transition. Il est crucial de sensibiliser la population quant aux conséquences de la fast fashion et de l’encourager à adopter un comportement responsable tel que l’achat de vêtements d’occasion ou la location de vêtements. Les consommateur·ices peuvent également soutenir les marques durables qui privilégient les pratiques étiques et environnementales.

Enfin, les décideur·euses politiques peuvent encourager les pratiques durables en mettant en œuvre des législations qui limitent l’importation de produits fabriqués selon des normes sociales et écologiques médiocres, encouragent la réutilisation, rendent obligatoire la responsabilité élargie du producteur et récompensent les entreprises qui prennent des initiatives respectueuses de l’environnement.

La responsabilité élargie du producteur (REP) est un outil politique qui étend la responsabilité financière et/ou opérationnelle du producteur pour un produit afin d’inclure la gestion de la phase post-consommation. Le but est d’aider à atteindre les objectifs nationaux et européens en matière de recyclage et de valorisation. Par conséquent, les politiques de REP transfèrent généralement le coût de la gestion des déchets ou de la collecte physique, partiellement ou totalement, des gouvernements locaux aux producteur·ices.

En ce qui concerne la réutilisation des textiles, quelles solutions innovantes avez-vous découvertes ? Sont-elles prometteuses en matière de réduction des déchets textiles ?

Il existe plusieurs innovations passionnantes dans le domaine de la réutilisation des textiles qui ont un grand potentiel. L’une d’elles est l’essor des technologies de recyclage du textile qui transforme de vieux textiles en de nouvelles fibres et de nouveaux tissus. Cela permet non seulement de réduire les besoins en matériaux vierges mais aussi de minimiser les déchets et la consommation énergétique.

Une autre solution remarquable est l’émergence de plateformes de consommation collaborative. Ces plateformes facilitent les échanges de vêtements, les locations et les marchés de seconde main alimentant ainsi la culture de la réutilisation des vêtements, au lieu de les jeter après ne les avoir portés que quelques fois.

En outre, les entreprises sociales et les ONG telles qu’Emmaüs ont fait des progrès considérables dans la promotion des pratiques de réutilisation grâce à des initiatives de développement des compétences et d’upcycling. Elles permettent aux communautés de créer de la valeur à partir de textiles mis au rebut, ce qui favorise le développement économique et social en retour.

Actualités Économie circulaire et solidaire / Écologie Pays-Bas

Conférence organisée par RREUSE les 22 et 23 juin 2023, à Berlin. © RREUSE

Emmaüs Mundo : un espace de vente pluriactivité plus écolo et plus ouvert !

Lieu essentiel pour Emmaüs, la réfection d’une salle de vente peut être l’opportunité de développer de nombreux projets. Nous avons rencontré Joël d’Emmaüs Mundo et Nicolas des Bâtisseurs d’instants. Ils partagent avec nous l’aventure de la création du nouvel espace de vente alsacien avec la préoccupation de faire face aux défis du monde d’aujourd’hui. 

Vous venez d’ouvrir une nouvelle salle de vente, mais c’est bien plus que ça, non ? 

Afin de répondre durablement aux défis de demain, Emmaüs Mundo a fait le choix de développer un nouveau site sur l’Eurométropole nord de Strasbourg dans l’optique d’élargir ses activités et ses missions mais aussi d’avoir un nouvel outil de travail pour répondre aux enjeux de notre société d’hyperconsommation qui fabrique concomitamment des biens de consommation et de l’exclusion.

Pour nous, ce nouveau site devait prendre en compte les multiples enjeux de la transition écologique et solidaire. Très (trop) à l’étroit sur notre site historique (1300 m2), il devenait crucial de trouver un nouveau afin de pouvoir fluidifier et simplifier notre manière de travailler mais aussi pouvoir développer de nouveaux projets en phase avec les différentes problématiques de ladite transition. Notre recyclerie coopérative et solidaire vient d’ouvrir ses portes (après quatre ans de travail) à Bischheim ; soit un espace de 4000 m2 (sur 1ha) dont 1900 m2 dédié à la vente ; des ateliers (menuiserie, électro, FabLab, couture), une salle de conférence et un restaurant !

Pour l’aménagement de la salle de vente, nous avons eu l’idée de faire appel à un scénographe pour réfléchir à la distribution des espaces, la circulation des clients.es et l’attractivité du lieu en mettant l’accent sur l’aspect ludique et esthétique des différentes boutiques. L’idée était de ne pas reproduire des choses existantes et de privilégier l’utilisation de matériaux issus du réemploi dans la fabrication.

Ce nouveau lieu est beaucoup plus grand, quelles sont vos ambitions en termes de développement social à Bischheim ? 

Le changement d’échelle d’Emmaüs Mundo permettra de répondre au double enjeu écologique et social mais aussi économique : doublement de la surface du magasin, doublement du nombre de salarié.es en insertion sur notre activité traditionnelle et création de nouveaux postes (objectif à 5 ans : 150 salarié.e.s accueillis par an contre une cinquantaine aujourd’hui), augmentation de notre capacité de collecte puisque les sollicitations sont déjà de plus en plus nombreuses, de la part des particuliers comme des professionnels, meilleure capacité de tri et objectif d’atteindre 50% de réemploi (contre 35% aujourd’hui) et de réduire la part des déchets ultimes.

L’organisation de la préparation au réemploi (dont une majeure partie des dons arrive en salle de vente) est progressivement modifiée dans l’objectif de développer de nouvelles compétences et d’augmenter la part de réemploi/réparation/réutilisation. En effet, des « équipes filières » sont en cours de constitution avec un encadrant technique spécialisé et une équipe de salariés en insertion. Ces équipes « spécialisées filières » prendront en charge les objets après le pré-tri jusqu’à la vente, en passant par la réparation, la réutilisation ou le recyclage.

Concrètement, nous avons demandé à chaque salarié.es de se positionner sur une filière (textile, meubles, vaisselle, livres, etc.) et de suivre les objets de leur arrivée sur site à la vente. Chaque personne peut ainsi passer du tri, à la vente en passant par la revalorisation et la réparation et découvrir les différents aspects du circuit des objets. L’idée étant de faire gagner en compétence et en connaissance les salarié.es d’Emmaüs Mundo.

Comment avez-vous conçu la scénographie et l’aménagement, notamment pour votre espace restaurant ? 

Notre réflexion s’est portée sur différents aspects. Sur l’aspect pratique : quels sont les besoins en volume de vente par boutique par rapport à avant ; quels besoins en types de rangements ; comment circule le public entre les espaces et dans les espaces.

Sur l’aspect fonctionnel : le choix de l’emplacement d’une boutique selon l’acheminement au plus cours entre l’espace de stockage dédié et son espace de vente. Quels supports de vente spécifiques ?

Sur l’aspect visuel et esthétique : chaque espace à son univers propre. Les matériaux constituant les murs diffèrent entre chaque lieu. La typographie de la signalétique de chaque boutique a son identité propre et est visible dès l’entrée dans l’espace de vente. La répartition de l’espace : une idée de village. On arrive sur un espace ouvert telle une place publique (l’espace de restauration) et de là démarrent des rues menant aux boutiques. Nous avons opté pour une esthétique épurée pour reposer l’œil où les surfaces des murs permettraient également d’accueillir des expositions d’une façon neutre. Nous avons utilisé des portes d’intérieur pour matérialiser certaines boutiques, des tôles ondulées de chantier pour l’échoppe dédiée électro ainsi que des cadres de vélo pour confectionner les arcs (portiques) signalant l’espace caisses.

Intégré à l’espace de vente, notre restaurant solidaire a pour objectif premier l’accès pour tous à une alimentation de qualité, saine et équilibrée. Au sens où nous l’entendons, cet endroit est un lieu de vie et de sociabilité à la fois simple, chaleureux et ouvert à tous, où l’on sert des repas à faible coût. Il s’agit d’abord d’un mode de restauration convivial et peu cher par excellence, où des personnes en situation de précarité et des actifs peuvent rester en contact et tisser des liens le temps d’un déjeuner ou d’un café (le restaurant est ouvert de 11h à 17h). Il a été pensé comme un support d’insertion et la formation de personnes aux métiers de la cuisine et de la restauration. Nous créons l’équivalent de 4,5 ETP dans cette optique.

L’écologie est au cœur de notre mouvement. Comment avez-vous pensé ce nouvel espace pour le rendre plus écologique ?  

Premier réflexe : travailler avec des matériaux recyclés et accessibles facilement (portes, vélos).

Deuxième réflexe : travailler avec du bois local. Le tout au service d’une esthétique simple, ludique qui sera également facilement modulable, démontable et réutilisable.

En prolongation, tout l’éclairage du site est assuré par des LED (intérieur comme extérieur) et nous avons insisté fortement sur l’isolation du bâtiment ; enfin, le chauffage est assuré par une pompe à chaleur fonctionnant en géothermie très basse énergie. Nous n’utilisons plus d’énergies fossiles.

En outre, depuis 2019, Emmaüs Mundo mène des actions pérennes et régulières de sensibilisation à l’environnement auprès du plus grand nombre : les salarié.es et bénévoles d’Emmaüs Mundo, les publics jeunes et plus généralement l’ensemble des citoyens.

L’association a décidé de mettre en œuvre un ensemble d’actions théoriques, pratiques, et créatives (via des jeux notamment) afin de sensibiliser chacun des publics à la prévention de productions de déchets, à la consommation, à l’éco-citoyenneté, au gaspillage alimentaire et aux différentes problématiques de la santé environnementale.

Pour en savoir plus : https://emmausmundo.com

Actualités Économie circulaire et solidaire / Écologie France
Emmaüs Mundo

© Emmaüs Mundo

Zbigniew Drazkowski d’Emmaüs Lublin : La Pologne est à un tournant historique

Notre dernier Conseil régional s’est tenu en Pologne. A cette occasion, nous avions demandé à notre hôte Zbigniew Drazkowski, fondateur du groupe de Lublin de nous donner son point de vue sur le contexte politique de la Pologne qui vit depuis plusieurs années sous un régime d’extrême droite. Nous partageons son intervention ici, c’est un article un peu long mais qui nous interroge sur notre histoire européenne bien au-delà de la Pologne.

« La réalité actuelle est issue d’un long processus, tout comme les révolutions sont le résultat d’un long processus – il faut qu’il y ait une situation révolutionnaire (Marx). Depuis 7 ans, nous vivons un tournant en Pologne, que l’on peut qualifier sans risque de virage historique.

25 ans après de la chute du système communiste, après des années de développement économique continu, nous vivons un tournant. Après le règne des partis libéraux-centristes, le parti nationaliste, d’extrême droite, est arrivé au pouvoir, en 2015. Ce parti a gagné les élections avec pour slogan électoral « La Pologne en ruine » ! Comment est-ce possible ? La Pologne, qui est un exemple de succès économique énorme ; la Pologne, qui est devenue le leader de la transformation dans les pays d’Europe de l’Est ; la Pologne, qui a un réseau routier nouveau et moderne, de nouvelles villes, de nouveaux aéroports, de nouveaux stades, de nouvelles maisons, de nouvelles opportunités ; et les Polonais qui croyaient que le slogan « La Pologne en ruine » décrivait bien la situation ! Cela semble irrationnel.

Après la chute du système communiste, après la chute du mur de Berlin, le premier gouvernement polonais a adopté un programme politique et économique libéral. Quelques mois plus tôt, l’opposition de l’ancien régime discutait encore des pistes pour le développement du pays, la troisième voie – celle entre communisme et capitalisme… Mais c’est bien le premier Ministre des finances, prof. Leszek Balcerowicz, un libéral, qui est devenu le visage des changements économiques et sociaux. Je me souviens bien que le 1er janvier 1990, nous Polonais, nous sommes réveillés dans une nouvelle réalité choquante.

Il y a 22 ans, j’ai participé à une réunion à huis clos, sans média, avec Lech Wałęsa, Tadeusz Mazowiecki (le tout premier Premier Ministre), Leszek Balcerowicz et le professeur de Harvard Jeffrey Sachs, conseiller économique du gouvernement, promoteur des changements économiques radicaux et des chocs. Lors de cette réunion, tout le monde s’est souvenu de la période initiale de transformation. Ils ont également parlé de leurs erreurs, ils ont essayé de les expliquer, de se justifier – seul Balcerowicz a dit qu’il n’y avait pas d’erreur, qu’il ne changerait rien c’était à refaire.

Que s’est-il passé durant les années ‘90 et suivantes, pour que les Polonais en arrivent à nier leur propre histoire ?

Je pense qu’un bon exemple est celui de la liquidation des fermes agricole d’Etat (les Kolkhoses) par une seule décision, une loi votée en 1992. En une journée, d’un seul coup, plus de 300 000 personnes, familles et enfants, ont perdu leur emploi et leurs revenus, au nom de lois libérales, au nom de la libération du potentiel économique, de la création de nouvelles opportunités, etc.

Quelles opportunités pourraient avoir les personnes dont la vie et celle de leurs familles étaient liées aux Kolkhoses depuis 50 ans ? Ces familles, généralement perdues dans les campagnes, souvent dans les zones reculées, sans éducation décente ni profession et compétences « utiles » ? Ils n’avaient plus qu’à ramasser des champignons et des myrtilles dans les forêts pendant 3-4 mois de l’année…

Après 25 ans de transformation, un autre libéral, le professeur Marcin Król a résumé la situation dans un article devenu célèbre, intitulé « Nous étions stupides ». C’était un aveu amer mais honnête d’un homme exceptionnel.

La chute du gouvernement de la Plateforme Civique – le parti libéralo-centriste et son premier ministre Donald Tusk, en 2015 – et la victoire de Jarosław Kaczyński et son parti nationaliste « Droit et Justice » (le PiS), sont arrivées immédiatement après la décision du gouvernement libéral de rendre obligatoire l’école pour les enfants à partir de 6 ans, et de relever l’âge de la retraite, sans aucune discussion publique.

Ils n’ont pas écouté les Polonais, alors qu’un jeune couple, les Elbanowski, avait recueilli 1 million de signatures dans le cadre d’une motion civile pour organiser un référendum sur l’enseignement obligatoire pour les enfants de 6 ans (notre constitution exige un minimum de 500 000 signatures). Je me souviens de ce que j’ai pensé lorsque les médias ont annoncé que le gouvernement avait jeté un million de signatures à la poubelle : ils paieront pour ça !

En octobre 2015, les élections parlementaires ont eu lieu et le PiS a gagné, sans obtenir une majorité de voix.

La Pologne a réussi sur le plan économique, mais ce sont les plus pauvres qui en ont payé le prix ! Peut-être que le slogan « La Pologne en ruine » est plus compréhensible si on l’applique à la description de la vie sociale…

Lorsque le PiS a gagné les élections parlementaires juste après la victoire d’un président conservateur (Andrzej Duda) quelques mois plus tôt, en mai 2015, Kaczyński a décidé qu’il avait le droit de tout changer, que son parti était souverain, qu’il n’avait pas à respecter l’opposition, ni même la Constitution. A dire vrai, ils ont appliqué le concept de la
« démocratie souveraine » de Poutine.  C’est une bonne idée pour introduire un pouvoir autoritaire…

Il a fait du procureur général son ministre de la Justice.

Il a commencé une guerre contre le Tribunal Constitutionnel et contre la Constitution. Il a introduit « ses » juges au sein du Tribunal Constitutionnel, dont la tâche est de vérifier la conformité des projets de lois avec la Constitution.

Il a initié une guerre contre d’autres Chambres : la Cour suprême, le tribunal d’enregistrement ; il a créé de nouveaux organes, par exemple le tribunal disciplinaire – pour marginaliser les juges indépendants de l’arbitrage.

Le milieu des juges, dans sa grande majorité, a beaucoup œuvré pour protéger l’indépendance de la justice. Malheureusement, le Tribunal constitutionnel dépend désormais entièrement du PiS et viole la Constitution sans vergogne.

Pour que de tels changements soient possibles sans forte protestation, il faut détenir les médias. Tous les médias publics, nationaux et régionaux, sont entre les mains du PiS. Tous les programmes de la télévision publique, de la radio et même des médias régionaux, y compris la presse, sont entre les mains du PiS. Comment est-ce possible ? Il suffit de placer des révolutionnaires et des carriéristes ordinaires et cyniques au Conseil des Médias et aux conseils d’administration des différentes sociétés de media. Il suffit de nommer le president de la plus grande entreprise de carburant polonais ORLEN : cette entreprise a acheté 600 titres de presse régionaux il y a quelques mois. De grandes purges personnelles ont été effectuées. La télévision publique, généralement regardée par des personnes sans grande éducation, issues de milieux ruraux et de petites villes, évoque une réalité absolument alternative… Même aujourd’hui, pendant la guerre russo-ukrainienne, les médias gouvernementaux et les politiciens du PiS considèrent l’Union européenne comme le grand ennemi, plus que la Russie !

Le mensonge n’a aucune inhibition, aucune limite, il est omniprésent ; la tromperie est devenue un instrument et une méthode pour les politiciens du PiS et les journalistes liés au pouvoir.

Ce qui se passe en Pologne, c’est l’appropriation de l’État par un parti ; il n’y a que ce parti qui soit le parti polonais, les autres sont considérés comme étant au service des ennemis de la Pologne.

Donald Tusk, ancien Premier ministre libéral démocrate et ancien Président du Conseil européen, est présenté chaque jour dans les médias publics comme un traître de la Pologne et un serviteur de Bruxelles et de Berlin. Seuls les électeurs de PiS sont considérés comme des vrais Polonais – les autres sont des « Polonais de deuxième catégorie, de seconde classe », comme l’a dit en public Kaczynski.

Des changements révolutionnaires sont effectués sous les slogans de la grandeur et de la splendeur de notre patrie, de la souveraineté, de l’indépendance, et de la défense de la religion, des valeurs traditionnelles, des rôles traditionnels des hommes et des femmes, etc. Les minorités sont attaquées, en particulier la minorité LGBT, tout comme les réfugiés d’Afrique, d’Orient, d’Asie, etc. seuls les Ukrainiens sont bienvenus. 

Pour cette raison, l’Église catholique en Pologne et le clergé sont fortement impliqués dans le soutien du PiS, 

Parce qu’un vrai Polonais est un catholique ! Cette double et exclusive identité existe depuis le 18ème siècle. Depuis un an seulement, certains évêques commencent à se distancer d’une implication directe dans la vie politique, mais plutôt timidement. Le mélange de l’Église et de la politique fait que les divisions sociales sont très profondes, car elles touchent non seulement la sphère de l’engagement politique, mais aussi celle de la foi religieuse ; ce sont des divisions de civilisation.

Le début de la révolution en Pologne a été choquant, et il le reste à ce jour. Cependant, il est devenu très vite évident qu’il ne s’agissait pas seulement d’un phénomène polonais. Les Américains ont choisi Trump, les Anglais ont voté pour le Brexit. En France, il y a Marine le Pen, les Hollandais ont le Parti de la Liberté avec Geert Wilders, les Italiens ont Matteo Salvini et maintenant Giorgia Meloni. Les Hongrois ont élu Viktor Orban encore plus tôt…

Quelles sont les raisons profondes de telles situations dans les sociétés ?

Un élément commun important de cette situation est la PEUR, causée par les changements sociaux rapides (la chute du mur de Berlin, la chute du communisme en Russie), les changements économiques (mondialisation de l’économie), les changements technologiques (internet), les changements culturels (migration, libération des femmes, reconnaissance des droits des minorités, ouverture des questions de genre, etc.).

Une grande partie de la population, pauvre, peu scolarisée n’est pas devenue bénéficiaire des changements, mais en est plutôt victime soit parce qu’elle en est directement victime économiquement soit parce qu’elle ne les comprend pas. Alors, elle cherche des solutions simples et un pouvoir fort – un pouvoir capable d’être contre tous les problèmes et de prendre soin des pauvres d’indiquer la route.

La deuxième cause majeure des troubles actuels se trouve dans l’idéologie du libéralisme et du grand capital, qui a profité du vide créé après la chute du monde bipolaire, et qui l’a utilisé pour ses propres intérêts. C’était une grande arnaque : les travailleurs des Kolkhoses ont été trompés ; nos sociétés ont été trompées ; les pays pauvres ont été trompés. Jamais la richesse n’a été aussi injustement répartie en si peu de temps.

Il est impossible aujourd’hui d’épuiser le sujet des causes de la situation actuelle, mais – ce ne sera pas une découverte – nous l’avons créée nous-mêmes. En Pologne, on dit qu’on a mis “la main le pot de chambre”.

Zbigniew Drazkowski

Actualités Lutte contre la misère / Solidarité Pologne
Zbigniew, lors du Conseil régional d’Emmaüs Europe. Lublin, 20/10/2022

Zbigniew, lors du Conseil régional d’Emmaüs Europe. Lublin, 20/10/2022. © Emmaüs Europe

Emmaüs Lublin, la solidarité continue à la frontière avec l’Ukraine

En Pologne, le groupe situé près de la frontière ukrainienne est mobilisé depuis le début du conflit. Zbigniew, fondateur d’Emmaüs Lublin, nous explique comment la situation évolue au fur et à mesure que le conflit s’enlise.

Bonjour Zbigniew. Peux-tu nous donner des nouvelles de la situation actuelle ? Comment cela se passe à Lublin et au niveau de la frontière ukrainienne en ce moment ?

La guerre continue. Les combats se poursuivent et se concentrent dans l’Est et le Sud de l’Ukraine, mais des tirs de missiles touchent également la capitale, Kyiv. Personne en Ukraine ne peut se sentir en sécurité.

En Pologne, cela a changé depuis le début du conflit, et les initiatives d’aide aux personnes réfugiées ne sont plus spontanées. Cela résulte d’une meilleure organisation avec les services publics. Au début du conflit, nous avons assisté à un élan de solidarité extraordinaire de la société polonaise : une aide spontanée, massive des citoyen·nes et des ONGS, dont la valeur a été estimée à plus de 10 milliards d’euro. Grâce à ce mouvement, plus de 5,5 millions de personnes venues d’Ukraine ont été accueillies par près de 500 000 Polonais, sans aide de l’État. La communauté a accueilli les premièr·es réfugié·es le 26 février, deux jours après le début du conflit.

Après un mois et demi, la situation s’est stabilisée grâce à l’organisation des pouvoirs publics. Aujourd’hui, les Ukrainien·nes accueilli.es ont accès à l’emploi, à la santé, à l’éducation, et perçoivent des aides financières à hauteur de 100€/mois par personne. Plus de la moitié des personnes accueillies travaillent. Les familles d’accueil ont pu recevoir environ 8€ par jour par personne de la part de l’État. Cette aide – qui ne sera bientôt plus distribuée – a permis de gérer pendant les premiers mois l’accueil de personnes réfugiées.

Aujourd’hui, des points de réception gérés par les collectivités ont pris le relai de l’accueil par les familles. Par ailleurs, depuis mai et la concentration des combats dans l’Est de l’Ukraine, un certain nombre de personnes réfugiées retournent en Ukraine.

Le 29 août, 30 000 personnes ont quitté la Pologne vers l’Ukraine, et 25 000 sont arrivées. Le flux de personnes réfugiées est désormais régulé, et la frontière avec l’Ukraine n’est plus sur-sollicitée.

Quel est le sentiment général en Pologne face à la guerre qui s’éternise ? Et au sein d’Emmaüs ? Sens tu une évolution par rapport au début du conflit ?

Le seul changement concerne la meilleure organisation de l’accueil. Le soutien aux personnes réfugiées n’a pas faibli, que ce soit au niveau de la classe politique ou de la société civile. Il n’existe pas de discours nationalistes ou de renfermement sur soi, même après six mois de conflit. La situation de plein emploi en Pologne peut faciliter cet accueil, mais il faut applaudir cette forme d’union nationale. L’accueil est inconditionnel, comme au sein d’Emmaüs !

Je voudrai souligner que cette situation – cet accueil – est vraiment exceptionnelle, et cela marquera durablement les relations entre la Pologne et l’Ukraine, qui restaient jusqu’à présent tendue à cause des exactions commises durant la 2nd guerre mondiale.

Concernant notre communauté, ce sont les compagnes et compagnons qui ont pris la décision évidente d’accueillir, dans leurs maisons, les personnes réfugiées, malgré les sacrifices que cela pouvait représenter : une charge de travail bien plus importante, faire de la place pour doubler nos capacités d’accueil… Nos compagnons, Emmaüs, toute la société civile, ont accueilli à bras ouvert les personnes réfugiées.

Quelle est la situation des personnes réfugiées non-ukrainiennes ?

Comme dans d’autres pays d’Europe on a malheureusement vu un traitement différent pour les résidents étrangers qui fuyaient eux aussi la guerre, dans un premier temps, certains ont même été enfermés dans camps. Aujourd’hui ils ont le même accueil que les Ukrainiens et les mêmes aides d’Etat financées par l’Europe, mais malheureusement toujours pas le même statut.  Il est aussi dramatique de comparer l’accueil des Ukrainien·nes à celui des réfugié·es venus d’Afrique, et du Proche et Moyen-Orient, qui ont traversé la frontière entre la Biélorussie et la Pologne à partir d’août 2021. Ces exilé·es ont été utilisé·es par le président biélorusse pour déstabiliser la Pologne et l’Europe. Et cela a fonctionné. Cette crise a déclenché une réaction scandaleuse du gouvernement polonais : pratique du refoulement, interdite par la convention de Genève ; introduction de l’état d’urgence dans les zones frontalières ; construction d’un mur le long de la frontière… Des dizaines de militants et de personnalités (acteurs, artistes) qui viennent en aide à ces personnes sont traitées comme des criminels ou des passeurs. Si le nombre d’arrivées par la Biélorussie a diminué aujourd’hui il y a encore des familles enfermées dans des camps.

Vous êtes mobilisés depuis le début du conflit, peux-tu nous expliquer les actions de solidarité que vous menez sur le terrain ?

Deux jours après le début du conflit, nous avons eu une réunion avec toute la communauté : comment nous engager pour aider ? Alors nous avons pris plusieurs décisions : créer des places pour les personnes réfugiées dans chacune des 4 maisons de la communauté (25 places créées) ; soutenir et accompagner 30 familles d’accueil polonaises par des distributions de nourriture, de linge de maison, de meubles, de produits d’hygiène ; et faciliter le transfert de personnes réfugiées vers d’autres pays européens, en France et Belgique.

Et bien sûr, nous nous sommes mués en plateforme de stockage et d’envoi de matériel humanitaire via les Emmaüs de toute l’Europe. J’en profite pour remercier tous les groupes Emmaüs qui nous ont aidé dans cette mission. En deux mois, nous avons envoyés cinq camions vers l’Ukraine et le groupe Emmaüs d’Oselya, en plus de camionnettes vers d’autres communautés ukrainiennes, et en Pologne. Les personnes réfugiées accueillies nous ont aidé à trier et à charger ces camions. Elles ont participé à l’effort collectif et se sont vraiment très bien intégrées au sein de notre communauté.

Aujourd’hui, nous n’accueillons plus que deux femmes et quatre enfants. La plupart des exilé.es sont retournées en Ukraine, et nous avons gardé contact avec certaines d’entre elles. Là encore les groupes Emmaüs nous ont permis, par leurs dons au fonds Ukraine, de financer l’accueil digne de ces familles pendants plusieurs mois.

Souhaites-tu ajouter quelque chose ?

Je voudrais souligner que cette guerre nous concerne tous : elle est dirigée contre nous, et contre la civilisation européenne. L’impérialisme russe nous accable, et ne s’arrêtera pas tant qu’il n’aura pas prouvé et assis sa position hégémonique dans le monde. C’est pour cela que notre aide aux personnes venues d’Ukraine est une question primordiale. Il fallait agir, et il faut encore agir.

Actualités Lutte contre la misère / Solidarité Pologne
Des familles ukrainiennes accueillies par la Communauté de Lublin.

© Emmaüs Lublin