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Paroles d’Emmaüs : Banques et pauvreté : comment éviter le cycle infernal ?
Emmaüs France, en partenariat avec d’autres organisations françaises, vient de publier un manifeste pour une inclusion financière universelle.
En septembre 2021, l’inflation observée depuis l’été 2021 érodait le pouvoir d’achat et faisait craindre une dégradation de la situation financière des ménages, déjà fragilisée par la crise sanitaire. Porté par Emmaüs France, un collectif inter-associatif a formulé 16 recommandations pour une meilleure inclusion financière et un meilleur accès aux moyens de paiement et services bancaires indispensables, en y associant les personnes accompagnées.
Nous rencontrons Thibaut Largeron, coordinateur du rapport pour Emmaüs, pour nous expliquer les enjeux et propositions autour de ces questions.
Pourquoi avez-vous décidé de vous attaquer à cette question en France ?
Le Mouvement Emmaüs est, en France, un acteur pionnier de l’inclusion financière. Nous avons inventé dès 1967 via les SOS Familles Emmaüs (SOS FE) le « microcrédit personnel accompagné », un dispositif qui sera repris par les pouvoirs publics dans les années 2000. Notre force : proposer ces avances sur fonds propres Emmaüs et hors du système bancaire classique, parfois à des personnes ayant une capacité de remboursement nulle mais pour lesquelles le financement d’un projet (achat d’un véhicule par exemple) leur permettra l’accès à l’emploi !
De même, les questions de budget et de dettes sont au cœur de l’activité des SOS FE : les bénévoles proposent depuis leur création un accompagnement et des conseils budgétaires aux ménages, équivalent des Points Conseil Budget, dispositif mis en place par l’Etat en 2018.
Plus globalement, les questions de finance éthique sont une des priorités du Mouvement, traversent tous les publics que nous accueillons, et sont présentes à l’international : l’accès aux services bancaires des plus vulnérables, au crédit, à l’épargne… . Aujourd’hui, la financiarisation de nos sociétés et le système libéral capitaliste font que le modèle économique des banques repose sur l’exploitation des plus vulnérables : ceux et celles qui ont de petits revenus sont accablés de frais d’incidents bancaires, et ceux et celles qui sont en situation d’exclusion numérique sont couverts de frais, pour des services accessibles gratuitement en ligne… sans parler des investissements des banques dans les énergies fossiles !
Le Mouvement Emmaüs en France, via l’organisation nationale, est également membre de l’Observatoire de l’inclusion bancaire, présidé par le gouverneur de la Banque de France, sous l’égide du ministère des Finances. L’Observatoire réunit des représentants de l’ensemble des acteurs concernés (organismes publics, associations, banques). Il est l’organe central de mesure et de promotion de l’inclusion financière. Cela nous donne une légitimité de parole, et surtout, nous sommes attendus !
Quand on parle d’inclusion financière, de quoi parle-t-on ?
Selon la Banque Mondiale, l’inclusion financière rend compte de la possibilité pour les individus et les entreprises d’accéder à toute une gamme de produits et de services financiers (transactions, paiements, épargne, crédit, assurance) […]. Le rôle des banques est donc central dans ce processus, l’inclusion financière ne se limitant pas à l’accès à un compte, mais bien à une maîtrise plus globale des outils bancaires : épargne, accès au crédit, fonctionnement du compte, frais de tenue de compte ou d’incidents, etc. Le Manifeste pour une inclusion financière universelle porte l’ensemble de ces sujets, très variés.
Nous souhaitons permettre l’accès aux moyens de paiement pour tous, comme par exemple les compagnes et compagnons sans titre de séjours, ou encore les demandeurs d’asile, qui en France n’ont pas accès à l’argent liquide. Nous voulons, comme beaucoup de groupes Emmaüs à travers le monde, favoriser l’accès au crédit pour les vulnérables, pour qu’ils puissent avoir accès à l’emploi et à leur autonomie. Nous agissons pour prévenir et éviter le surendettement, à travers des ateliers de sensibilisation au budget auprès de publics jeunes ou de sortants de prison, que nous voulons généraliser.
Enfin, nous demandons une réforme de la tarification bancaire pour la rendre plus juste : comment peut-on tolérer que les frais d’incidents bancaires rapportent en France plus de 6,7 milliards d’euros aux banques, avec une marge de rentabilité moyenne de 86 %, tout cela sur le dos des plus pauvres ? Les SOS Familles Emmaüs voient chaque jour dans leur accompagnement comment s’est frais nourrissent la spirale du surendettement. Enfin, la dernière partie du Manifeste propose un zoom sur l’actualité liée à la crise en Ukraine.
Le concept des « SOS Familles Emmaüs » n’existe qu’en France. Ce modèle est-il réplicable ?
En effet, en France on compte aujourd’hui 62 associations « SOS Familles Emmaüs ». Uniquement composées de bénévoles, elles accueillent et écoutent toutes les personnes rencontrant des difficultés financières. Après analyse de leur situation, les SOS FE leur proposent des solutions pour rééquilibrer leur budget, éviter le malendettement et sortir de leurs difficultés. Les SOS FE proposent une solution sur-mesure, individualisée, qui correspondra au mieux à la situation de chaque personne ; un travail de dentelle ! Elles peuvent proposer par exemple des avances financières remboursables, financés par l’activité d’une communauté ou comité d’amis sur leur territoire ; une vraie chaine de solidarité Emmaüssienne !
Ces thématiques de budget et de fins de mois difficiles concernent tous les européens : la précarisation de l’emploi, les prestations sociales non revalorisées, le coût du logement et de la mobilité… tout cela contribue à faire rapidement basculer des ménages dans le malendettement. Les charges augmentent – avec une moyenne de 10,4 % d’inflation en Europe (10,5 % au Royaume-Uni, 8,6 % en Allemagne par exemple) – les dettes s’accumulent, et nombre de ménages se retrouvent dans de très grandes difficultés financières.
Sans compter que depuis des années, la part des “dépenses contraintes” ou “pré-engagées” (celles qui sont dues par les ménages par contrat ou au titre d’un abonnement) ne cessent d’augmenter ! L’activité des SOS FE fait écho à d’autres contextes locaux, et pourrait y être adaptée assez facilement. Par ailleurs, en dehors de l’Europe d’autres groupes proposent des avances financières pour une activité professionnelles – si cela est différent, les problématiques d’accompagnement peuvent se faire écho.
La législation est-elle la même partout en Europe ?
Nous avons de la chance, d’avoir, en France, de nombreux dispositifs pour protéger les personnes en situation de fragilité financière. En effet, au cours des 10 dernières années, grâce au combat des associations de lutte contre la pauvreté et de défense des consommateurs, le cadre légal a été amélioré ou complété. Plusieurs lois puis décrets sont venus mettre en place un plafonnement global des frais d’incidents bancaires pour les plus « fragiles ». En 2006, l’Etat a créé un dispositif de Microcrédit personnel accompagné : il permet aux personnes qui n’ont pas accès au crédit classique de financer des dépenses pour retrouver un emploi. La procédure de droit au compte (notamment pour les personnes sans titre de séjour) a été simplifiée, même si elle doit être améliorée. Depuis 2016, la France s’est dotée d’une stratégie nationale d’éducation économique, budgétaire et financière (EDUCFI)… Il reste tout de même beaucoup de choses à faire ou à améliorer !
Ce qui se passe en France pourrait inspirer d’autres pays européens, comme nous nous inspirons des initiatives belges de « service bancaire universel » et « service bancaire de base », d’ailleurs aussi présent au Portugal (Cuenta Serviços Mínimos Bancários). Au niveau européen, Emmaüs France a travaillé sur la mise en place de la nouvelle directive sur le crédit consommation, que la Commission Européenne est en train de finaliser.
Il y a donc des choses à faire à l’échelle Européenne ?
Tout à fait ! Comme je le disais, la première étape pourrait être des temps d’échanges de pratiques pour partager nos problématiques et nous inspirer mutuellement. Cela pourrait aussi être très bénéfique !
Depuis un an, Emmaüs France participe également au groupe de travail européen « Financial inclusion Europe ». Ce réseau, composé d’experts et universitaires, lutte contre l’exclusion financière, auprès des institutions européennes, en les sensibilisant mais aussi en donnant la parole aux personnes concernées. L’Union Européenne peut-être la bonne échelle pour faire changer les choses ! La nouvelle directive sur le crédit va aujourd’hui dans le bon sens, celui de protéger et informer les consommateurs.
Ressources :
Manifeste pour une inclusion financière universelle
Analyse comparative des comptes bancaires de bases en Europe (Travaux de Financité, Anne Fily)
Solidarité Ukraine : Un nouveau centre social pour échapper à la guerre et à la pauvreté
Le 6 janvier, les compagnons, amis et partenaires d’Emaus Oselya se sont réunis pour l’inauguration du nouveau centre d’aide “Olesya Sanotska” à Vynykky, Lviv, Ukraine.
Cela ressemblait presque à un miracle de se tenir devant un bâtiment qui n’était qu’un trou dans le sol il y a moins de cinq mois. De nombreuses personnes ont fait des efforts incroyables pour construire cette maison dans les plus brefs délais, avec une invasion russe et une guerre totale toujours présentes. La personne clé de ce processus est la responsable de la communauté d’Emmaüs Olesya, Natalia Sanotska, sœur d’Olesya Sanotska, la défunte fondatrice de la communauté d’Emmaüs Oselya. Natalia a veillé à ce que chaque petit morceau de ce bâtiment de 400 m2 trouve sa place. Ce projet est un excellent exemple de ce qui se passe lorsque le mouvement Emmaüs, une entreprise de construction privée, le conseil municipal et diverses ONG, paroisses et églises s’unissent pour un objectif commun.
“Tout le monde peut devenir sans-abri”, a déclaré Leonid Melnyk, directeur général et propriétaire de l’entreprise de construction Rial à Lviv, dans son discours lors de l’inauguration. En cinq mois seulement, lui et ses ouvriers ont achevé la construction du centre, malgré la guerre et parfois une pénurie de matériaux de construction. Leonid travaille dans le secteur de la construction depuis plus de 40 ans, mais ce projet est celui qui lui tient le plus à cœur et dans lequel il a mis tout son cœur et toute son âme.
Certains d’entre nous avaient eu des doutes quant à la réalisation d’un investissement aussi important dans un pays en guerre, mais pourquoi attendre ? C’est maintenant qu’ils ont le plus besoin du centre.
Un quart de la population ukrainienne a quitté sa maison. Beaucoup d’entre eux sont partis dans les régions occidentales du pays, comme Lviv. Ce nouveau centre sera un lieu de rencontre unique pour de nombreuses personnes déplacées à l’intérieur du pays et pour les sans-abris. C’est une possibilité d’accueillir les gens avec dignité. Je suis fière que nous ayons réussi à construire quelque chose de nouveau alors que les régions de l’Est du pays souffrent des missiles russes et sont en ruines.
Natalia et ses compagnons de la communauté Emaus Oselya commenceront à accueillir les sans-abris et les personnes déplacées dans le nouveau centre au milieu de ce mois, en proposant des services tels que des douches, des conseils médicaux et sociaux, un coiffeur et une blanchisserie. Il y aura également une petite cafétéria et une boutique gratuite de vêtements. Dix lits seront également disponibles pour ceux qui ont besoin de passer quelques nuits pour se reposer sur la route de l’exil.
Je tiens à remercier tous les groupes Emmaüs d’Europe qui ont contribué au Fonds pour l’Ukraine. Je suis fière, impressionnée et reconnaissante qu’avec Emaus Oselya et leurs partenaires, nous ayons pu mener à bien ce projet. Aider les personnes dans le besoin est naturel pour Emaus Oselya. C’est ce qu’ils font depuis plus de 14 ans maintenant dans un petit centre d’accueil de jour, mais construire une maison en pleine guerre, c’est quelque chose d’extraordinaire. Seules des personnes remarquables pouvaient être assez courageuses pour réaliser un tel projet en si peu de temps.
Que cette maison soit l’endroit où les personnes perdues trouveront un nouveau sens à leur vie, où les personnes fatiguées pourront retrouver de l’énergie et laver leurs problèmes sous la douche – au moins pour un temps. Que ce centre soit un lieu de rencontre où des miracles se produisent et où les gens retrouvent l’espoir et la foi en l’avenir.
Lors de l’inauguration, Leïla Thouret, Jean-Philippe Légaut et Carina Aaltonen représentaient le bureau d’Emmaüs Europe, et Eve Poulteau et Emmanuel Rabourdin représentaient le secrétariat d’Emmaüs Europe. Zbigniew Drazkovsky d’Emmaüs Lublin était également présent en tant que partenaire de longue date d’Oselya.

@emmauseurope
Par Carina Aaltonen
Emmaüs Mundo : un espace de vente pluriactivité plus écolo et plus ouvert !
Lieu essentiel pour Emmaüs, la réfection d’une salle de vente peut être l’opportunité de développer de nombreux projets. Nous avons rencontré Joël d’Emmaüs Mundo et Nicolas des Bâtisseurs d’instants. Ils partagent avec nous l’aventure de la création du nouvel espace de vente alsacien avec la préoccupation de faire face aux défis du monde d’aujourd’hui.
Vous venez d’ouvrir une nouvelle salle de vente, mais c’est bien plus que ça non ?
Afin de répondre durablement aux défis de demain, Emmaüs Mundo a fait le choix de développer un nouveau site sur l’Eurométropole nord de Strasbourg dans l’optique d’élargir ses activités et ses missions mais aussi d’avoir un nouvel outil de travail pour répondre aux enjeux de notre société d’hyperconsommation qui fabrique concomitamment des biens de consommation et de l’exclusion.
Pour nous, ce nouveau site devait prendre en compte les multiples enjeux de la transition écologique et solidaire. Très (trop) à l’étroit sur notre site historique (1300 m2), il devenait crucial de trouver un nouveau afin de pouvoir fluidifier et simplifier notre manière de travailler mais aussi pouvoir développer de nouveaux projets en phase avec les différentes problématiques de ladite transition. Notre recyclerie coopérative et solidaire vient d’ouvrir ses portes (après quatre ans de travail) à Bischheim ; soit un espace de 4000 m2 (sur 1ha) dont 1900 m2 dédié à la vente ; des ateliers (menuiserie, électro, FabLab, couture), une salle de conférence et un restaurant !
Pour l’aménagement de la salle de vente, nous avons eu l’idée de faire appel à un scénographe pour réfléchir à la distribution des espaces, la circulation des clients.es et l’attractivité du lieu en mettant l’accent sur l’aspect ludique et esthétique des différentes boutiques. L’idée était de ne pas reproduire des choses existantes et de privilégier l’utilisation de matériaux issus du réemploi dans la fabrication.
Ce nouveau lieu est beaucoup plus grand, quelles sont vos ambitions en termes de développement social à Bischheim ?
Le changement d’échelle d’Emmaüs Mundo permettra de répondre au double enjeu écologique et social mais aussi économique : doublement de la surface du magasin, doublement du nombre de salarié.es en insertion sur notre activité traditionnelle et création de nouveaux postes (objectif à 5 ans : 150 salarié.e.s accueillis par an contre une cinquantaine aujourd’hui), augmentation de notre capacité de collecte puisque les sollicitations sont déjà de plus en plus nombreuses, de la part des particuliers comme des professionnels, meilleure capacité de tri et objectif d’atteindre 50% de réemploi (contre 35% aujourd’hui) et de réduire la part des déchets ultimes.
L’organisation de la préparation au réemploi (dont une majeure partie des dons arrive en salle de vente) est progressivement modifiée dans l’objectif de développer de nouvelles compétences et d’augmenter la part de réemploi/réparation/réutilisation. En effet, des « équipes filières » sont en cours de constitution avec un encadrant technique spécialisé et une équipe de salariés en insertion. Ces équipes « spécialisées filières » prendront en charge les objets après le pré-tri jusqu’à la vente, en passant par la réparation, la réutilisation ou le recyclage.
Concrètement, nous avons demandé à chaque salarié.es de se positionner sur une filière (textile, meubles, vaisselle, livres, etc.) et de suivre les objets de leur arrivée sur site à la vente. Chaque personne peut ainsi passer du tri, à la vente en passant par la revalorisation et la réparation et découvrir les différents aspects du circuit des objets. L’idée étant de faire gagner en compétence et en connaissance les salarié.es d’Emmaüs Mundo.
Comment avez-vous conçu la scénographie et l’aménagement, notamment pour votre espace restaurant ?
Notre réflexion s’est portée sur différents aspects. Sur l’aspect pratique : quels sont les besoins en volume de vente par boutique par rapport à avant ; quels besoins en types de rangements ; comment circule le public entre les espaces et dans les espaces.
Sur l’aspect fonctionnel : le choix de l’emplacement d’une boutique selon l’acheminement au plus cours entre l’espace de stockage dédié et son espace de vente. Quels supports de vente spécifiques ?
Sur l’aspect visuel et esthétique : chaque espace à son univers propre. Les matériaux constituant les murs diffèrent entre chaque lieu. La typographie de la signalétique de chaque boutique a son identité propre et est visible dès l’entrée dans l’espace de vente. La répartition de l’espace : une idée de village. On arrive sur un espace ouvert telle une place publique (l’espace de restauration) et de là démarrent des rues menant aux boutiques. Nous avons opté pour une esthétique épurée pour reposer l’œil où les surfaces des murs permettraient également d’accueillir des expositions d’une façon neutre. Nous avons utilisé des portes d’intérieur pour matérialiser certaines boutiques, des tôles ondulées de chantier pour l’échoppe dédiée électro ainsi que des cadres de vélo pour confectionner les arcs (portiques) signalant l’espace caisses.
Intégré à l’espace de vente, notre restaurant solidaire a pour objectif premier l’accès pour tous à une alimentation de qualité, saine et équilibrée. Au sens où nous l’entendons, cet endroit est un lieu de vie et de sociabilité à la fois simple, chaleureux et ouvert à tous, où l’on sert des repas à faible coût. Il s’agit d’abord d’un mode de restauration convivial et peu cher par excellence, où des personnes en situation de précarité et des actifs peuvent rester en contact et tisser des liens le temps d’un déjeuner ou d’un café (le restaurant est ouvert de 11h à 17h). Il a été pensé comme un support d’insertion et la formation de personnes aux métiers de la cuisine et de la restauration. Nous créons l’équivalent de 4,5 ETP dans cette optique.
L’écologie est au cœur de notre mouvement. Comment avez-vous pensé ce nouvel espace pour le rendre plus écologique ?
Premier réflexe : travailler avec des matériaux recyclés et accessibles facilement (portes, vélos).
Deuxième réflexe : travailler avec du bois local. Le tout au service d’une esthétique simple, ludique qui sera également facilement modulable, démontable et réutilisable.
En prolongation, tout l’éclairage du site est assuré par des LED (intérieur comme extérieur) et nous avons insisté fortement sur l’isolation du bâtiment ; enfin, le chauffage est assuré par une pompe à chaleur fonctionnant en géothermie très basse énergie. Nous n’utilisons plus d’énergies fossiles.
En outre, depuis 2019, Emmaüs Mundo mène des actions pérennes et régulières de sensibilisation à l’environnement auprès du plus grand nombre : les salarié.es et bénévoles d’Emmaüs Mundo, les publics jeunes et plus généralement l’ensemble des citoyens.
L’association a décidé de mettre en œuvre un ensemble d’actions théoriques, pratiques, et créatives (via des jeux notamment) afin de sensibiliser chacun des publics à la prévention de productions de déchets, à la consommation, à l’éco-citoyenneté, au gaspillage alimentaire et aux différentes problématiques de la santé environnementale.
Pour en savoir plus : https://emmausmundo.com
Zbigniew Drazkowski d’Emmaüs Lublin : La Pologne est à un tournant historique
Notre dernier Conseil régional s’est tenu en Pologne. A cette occasion, nous avions demandé à notre hôte Zbigniew Drazkowski, fondateur du groupe de Lublin de nous donner son point de vue sur le contexte politique de la Pologne qui vit depuis plusieurs années sous un régime d’extrême droite. Nous partageons son intervention ici, c’est un article un peu long mais qui nous interroge sur notre histoire européenne bien au-delà de la Pologne.
« La réalité actuelle est issue d’un long processus, tout comme les révolutions sont le résultat d’un long processus – il faut qu’il y ait une situation révolutionnaire (Marx). Depuis 7 ans, nous vivons un tournant en Pologne, que l’on peut qualifier sans risque de virage historique.
25 ans après de la chute du système communiste, après des années de développement économique continu, nous vivons un tournant. Après le règne des partis libéraux-centristes, le parti nationaliste, d’extrême droite, est arrivé au pouvoir, en 2015. Ce parti a gagné les élections avec pour slogan électoral « La Pologne en ruine » ! Comment est-ce possible ? La Pologne, qui est un exemple de succès économique énorme ; la Pologne, qui est devenue le leader de la transformation dans les pays d’Europe de l’Est ; la Pologne, qui a un réseau routier nouveau et moderne, de nouvelles villes, de nouveaux aéroports, de nouveaux stades, de nouvelles maisons, de nouvelles opportunités ; et les Polonais qui croyaient que le slogan « La Pologne en ruine » décrivait bien la situation ! Cela semble irrationnel.
Après la chute du système communiste, après la chute du mur de Berlin, le premier gouvernement polonais a adopté un programme politique et économique libéral. Quelques mois plus tôt, l’opposition de l’ancien régime discutait encore des pistes pour le développement du pays, la troisième voie – celle entre communisme et capitalisme… Mais c’est bien le premier Ministre des finances, prof. Leszek Balcerowicz, un libéral, qui est devenu le visage des changements économiques et sociaux. Je me souviens bien que le 1er janvier 1990, nous Polonais, nous sommes réveillés dans une nouvelle réalité choquante.
Il y a 22 ans, j’ai participé à une réunion à huis clos, sans média, avec Lech Wałęsa, Tadeusz Mazowiecki (le tout premier Premier Ministre), Leszek Balcerowicz et le professeur de Harvard Jeffrey Sachs, conseiller économique du gouvernement, promoteur des changements économiques radicaux et des chocs. Lors de cette réunion, tout le monde s’est souvenu de la période initiale de transformation. Ils ont également parlé de leurs erreurs, ils ont essayé de les expliquer, de se justifier – seul Balcerowicz a dit qu’il n’y avait pas d’erreur, qu’il ne changerait rien c’était à refaire.
Que s’est-il passé durant les années ‘90 et suivantes, pour que les Polonais en arrivent à nier leur propre histoire ?
Je pense qu’un bon exemple est celui de la liquidation des fermes agricole d’Etat (les Kolkhoses) par une seule décision, une loi votée en 1992. En une journée, d’un seul coup, plus de 300 000 personnes, familles et enfants, ont perdu leur emploi et leurs revenus, au nom de lois libérales, au nom de la libération du potentiel économique, de la création de nouvelles opportunités, etc.
Quelles opportunités pourraient avoir les personnes dont la vie et celle de leurs familles étaient liées aux Kolkhoses depuis 50 ans ? Ces familles, généralement perdues dans les campagnes, souvent dans les zones reculées, sans éducation décente ni profession et compétences « utiles » ? Ils n’avaient plus qu’à ramasser des champignons et des myrtilles dans les forêts pendant 3-4 mois de l’année…
Après 25 ans de transformation, un autre libéral, le professeur Marcin Król a résumé la situation dans un article devenu célèbre, intitulé « Nous étions stupides ». C’était un aveu amer mais honnête d’un homme exceptionnel.
La chute du gouvernement de la Plateforme Civique – le parti libéralo-centriste et son premier ministre Donald Tusk, en 2015 – et la victoire de Jarosław Kaczyński et son parti nationaliste « Droit et Justice » (le PiS), sont arrivées immédiatement après la décision du gouvernement libéral de rendre obligatoire l’école pour les enfants à partir de 6 ans, et de relever l’âge de la retraite, sans aucune discussion publique.
Ils n’ont pas écouté les Polonais, alors qu’un jeune couple, les Elbanowski, avait recueilli 1 million de signatures dans le cadre d’une motion civile pour organiser un référendum sur l’enseignement obligatoire pour les enfants de 6 ans (notre constitution exige un minimum de 500 000 signatures). Je me souviens de ce que j’ai pensé lorsque les médias ont annoncé que le gouvernement avait jeté un million de signatures à la poubelle : ils paieront pour ça !
En octobre 2015, les élections parlementaires ont eu lieu et le PiS a gagné, sans obtenir une majorité de voix.
La Pologne a réussi sur le plan économique, mais ce sont les plus pauvres qui en ont payé le prix ! Peut-être que le slogan « La Pologne en ruine » est plus compréhensible si on l’applique à la description de la vie sociale…
Lorsque le PiS a gagné les élections parlementaires juste après la victoire d’un président conservateur (Andrzej Duda) quelques mois plus tôt, en mai 2015, Kaczyński a décidé qu’il avait le droit de tout changer, que son parti était souverain, qu’il n’avait pas à respecter l’opposition, ni même la Constitution. A dire vrai, ils ont appliqué le concept de la
« démocratie souveraine » de Poutine. C’est une bonne idée pour introduire un pouvoir autoritaire…
Il a fait du procureur général son ministre de la Justice.
Il a commencé une guerre contre le Tribunal Constitutionnel et contre la Constitution. Il a introduit « ses » juges au sein du Tribunal Constitutionnel, dont la tâche est de vérifier la conformité des projets de lois avec la Constitution.
Il a initié une guerre contre d’autres Chambres : la Cour suprême, le tribunal d’enregistrement ; il a créé de nouveaux organes, par exemple le tribunal disciplinaire – pour marginaliser les juges indépendants de l’arbitrage.
Le milieu des juges, dans sa grande majorité, a beaucoup œuvré pour protéger l’indépendance de la justice. Malheureusement, le Tribunal constitutionnel dépend désormais entièrement du PiS et viole la Constitution sans vergogne.
Pour que de tels changements soient possibles sans forte protestation, il faut détenir les médias. Tous les médias publics, nationaux et régionaux, sont entre les mains du PiS. Tous les programmes de la télévision publique, de la radio et même des médias régionaux, y compris la presse, sont entre les mains du PiS. Comment est-ce possible ? Il suffit de placer des révolutionnaires et des carriéristes ordinaires et cyniques au Conseil des Médias et aux conseils d’administration des différentes sociétés de media. Il suffit de nommer le president de la plus grande entreprise de carburant polonais ORLEN : cette entreprise a acheté 600 titres de presse régionaux il y a quelques mois. De grandes purges personnelles ont été effectuées. La télévision publique, généralement regardée par des personnes sans grande éducation, issues de milieux ruraux et de petites villes, évoque une réalité absolument alternative… Même aujourd’hui, pendant la guerre russo-ukrainienne, les médias gouvernementaux et les politiciens du PiS considèrent l’Union européenne comme le grand ennemi, plus que la Russie !
Le mensonge n’a aucune inhibition, aucune limite, il est omniprésent ; la tromperie est devenue un instrument et une méthode pour les politiciens du PiS et les journalistes liés au pouvoir.
Ce qui se passe en Pologne, c’est l’appropriation de l’État par un parti ; il n’y a que ce parti qui soit le parti polonais, les autres sont considérés comme étant au service des ennemis de la Pologne.
Donald Tusk, ancien Premier ministre libéral démocrate et ancien Président du Conseil européen, est présenté chaque jour dans les médias publics comme un traître de la Pologne et un serviteur de Bruxelles et de Berlin. Seuls les électeurs de PiS sont considérés comme des vrais Polonais – les autres sont des « Polonais de deuxième catégorie, de seconde classe », comme l’a dit en public Kaczynski.
Des changements révolutionnaires sont effectués sous les slogans de la grandeur et de la splendeur de notre patrie, de la souveraineté, de l’indépendance, et de la défense de la religion, des valeurs traditionnelles, des rôles traditionnels des hommes et des femmes, etc. Les minorités sont attaquées, en particulier la minorité LGBT, tout comme les réfugiés d’Afrique, d’Orient, d’Asie, etc. seuls les Ukrainiens sont bienvenus.
Pour cette raison, l’Église catholique en Pologne et le clergé sont fortement impliqués dans le soutien du PiS,
Parce qu’un vrai Polonais est un catholique ! Cette double et exclusive identité existe depuis le 18ème siècle. Depuis un an seulement, certains évêques commencent à se distancer d’une implication directe dans la vie politique, mais plutôt timidement. Le mélange de l’Église et de la politique fait que les divisions sociales sont très profondes, car elles touchent non seulement la sphère de l’engagement politique, mais aussi celle de la foi religieuse ; ce sont des divisions de civilisation.
Le début de la révolution en Pologne a été choquant, et il le reste à ce jour. Cependant, il est devenu très vite évident qu’il ne s’agissait pas seulement d’un phénomène polonais. Les Américains ont choisi Trump, les Anglais ont voté pour le Brexit. En France, il y a Marine le Pen, les Hollandais ont le Parti de la Liberté avec Geert Wilders, les Italiens ont Matteo Salvini et maintenant Giorgia Meloni. Les Hongrois ont élu Viktor Orban encore plus tôt…
Quelles sont les raisons profondes de telles situations dans les sociétés ?
Un élément commun important de cette situation est la PEUR, causée par les changements sociaux rapides (la chute du mur de Berlin, la chute du communisme en Russie), les changements économiques (mondialisation de l’économie), les changements technologiques (internet), les changements culturels (migration, libération des femmes, reconnaissance des droits des minorités, ouverture des questions de genre, etc.).
Une grande partie de la population, pauvre, peu scolarisée n’est pas devenue bénéficiaire des changements, mais en est plutôt victime soit parce qu’elle en est directement victime économiquement soit parce qu’elle ne les comprend pas. Alors, elle cherche des solutions simples et un pouvoir fort – un pouvoir capable d’être contre tous les problèmes et de prendre soin des pauvres d’indiquer la route.
La deuxième cause majeure des troubles actuels se trouve dans l’idéologie du libéralisme et du grand capital, qui a profité du vide créé après la chute du monde bipolaire, et qui l’a utilisé pour ses propres intérêts. C’était une grande arnaque : les travailleurs des Kolkhoses ont été trompés ; nos sociétés ont été trompées ; les pays pauvres ont été trompés. Jamais la richesse n’a été aussi injustement répartie en si peu de temps.
Il est impossible aujourd’hui d’épuiser le sujet des causes de la situation actuelle, mais – ce ne sera pas une découverte – nous l’avons créée nous-mêmes. En Pologne, on dit qu’on a mis “la main le pot de chambre”.
Zbigniew Drazkowski